Bien des philosophes ont critiqué, voire tourné en dérision le formalisme vide auquel peut conduire un usage mal compris ou exagéré de la syllogistique, telle qu’elle était pratiquée par exemple dans les universités médiévales, pour les disputes (disputaniones) théologiques et philosophiques, en particulier dans les facultés es arts qui étaient chargées d'en enseigner aux jeunes étudiants les méthodes, puis à partir de la Renaissance et durant l’âge classique dans les collèges tenus par les ordres enseignants. C'est là l'origine du mot "scolastique", qui désigne la philosophie pratiquée, selon ces méthodes, dans les universités médiévales et dans les institutions d'enseignement qui en ont été les héritières au début de l'époque moderne.
Extrait 1 :
Qui a pris de l’entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? Elle n’enseigne ni à mieux vivre, ni à mieux raisonner (Cicéron, De Finibus, I, xix). Voit-on plus de barbouillage au caquet des marchandes de harengs, qu’aux disputes publiques des hommes de cette profession ? J’aimerais mieux, que mon fils apprît aux tavernes à parler, qu’aux écoles de la parlerie. Ayez un maître es arts, conversez avec lui, que ne nous fait-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes, et les ignorants comme nous sommes, par l’admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? Que ne nous domine-t-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matière, et en conduite, pourquoi mêle-t-il à son escrime les injures, l’indiscrétion et la rage ? Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son Latin, qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout creux, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette implication et entrelacement du langage, par où ils nous pressent, qu’il en va comme des joueurs de passe-passe : leur souplesse combat et force nos sens, mais elle n’ébranle aucunement notre créance : hors ce batelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour être plus savants, ils n’en sont pas moins ineptes.
J’aime et honore le savoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vrai usage, c’est le plus noble et puissant acquis des hommes. Mais en ceux-là, et il en est un nombre infini de ce genre, qui en établissent leur fondamentale suffisance et valeur qui se rapportent de leur entendement à leur mémoire, qui se cachent dans l’ombre d’autrui (Sénèque, Lettres, xxxiii) : et ne peuvent rien que par livre : je le hais, si je l’ose dire, un peu plus que la bêtise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amende assez les bourses, nullement les âmes. Si elle les rencontre mousses, elle les aggrave et suffoque : masse crue et indigeste ; si déliées, elle les purifie volontiers, clarifie et subtilise jusques à l’inanition. C’est chose de qualité à peu près indifférente : très utile accessoire, à une âme bien née, pernicieux à une autre âme et dommageable. Ou plutôt, chose de très précieux usage, qui ne se laisse pas posséder à vil prix : en quelque main c’est un sceptre, en quelque autre, une marotte.
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, III, 8, édition par P. Villey, Quadrige, 1988, Paris, p. 926-927 (version partiellement modernisée).
Questions :
1. Dans cet extrait, analysez le reproche qui est adressé à l'usage du syllogisme visé par Montaigne.
2. En quoi Montaigne peut-il affirmer de la logique, dans cet extrait, "en quelque main c’est un sceptre, en quelque autre, une marotte."
Extrait 2 :
Les objets dont il faut nous occuper sont ceux-là seuls que nos esprits paraissent suffire à connaître d'une manière certaine et indubitable.
[…]
Chaque fois que deux hommes portent sur la même chose des jugements contraires, il est sûr que ou l'autre au moins des deux se trompe. Aucun des deux ne semble même avoir de science, car, si les raisons de l'un étaient certaines et évidentes, il pourrait les exposer à l'autre de manière à finir par convaincre son entendement. Il semble donc que, sur tous les sujets de ce genre, nous pouvons arriver à des opinions probables, non à la science parfaite, parce qu'il ne nous est pas permis sans témérité de compter faire nous-même plus que les autres n'ont fait. De la sorte, si notre calcul est exact, c'est à l'Arithmétique et à la Géométrie seules, parmi le sciences déjà trouvées, que nous réduit l'observation de notre règle.
Cependant, nous ne condamnons pas pour cette raison la manière de philosopher trouvée jusqu'ici par les autres, et, chez les écoliers, la machinerie des syllogismes probables, tout à fait adaptées à leurs guerres. Ce sont, en effet, des exercices pour les esprits des enfants et un moyen d'émulation pour les faire progresser : il est bien meilleur de les former par des opinions semblables seraient-elles incertaines en apparence par suite des controverses des érudits, plutôt que de les abandonner librement à eux-mêmes. Peut-être sans guide iraient-ils à des précipices, mais, tant qu'ils marcheront sur les traces de leurs maîtres, même en s'écartant quelquefois du vrai, encore est-il pourtant qu'ils suivront un chemin plus sûr, du moins en ce sens qu'il a déjà obtenu l'approbation d'hommes plus avisés. Et nous-mêmes nous nous réjouissons d'avoir été autrefois élevés de la sorte dans les écoles, mais, libérés maintenant du serment qui nous assujettissait aux paroles du Maître et suffisamment âgés pour soustraire notre main à sa férule, si nous voulons sérieusement nous fixer à nous mêmes des règles qui nous aident à parvenir au faîte de la connaissance humaine, il nous faut assurément ranger au nombre des premières celle qui nous met sur nos gardes de ne pas abuser de nos loisirs, comme le font beaucoup de gens. Ceux-ci négligent tout ce qui est facile et ne s'occupent que de sujets ardus, sur lesquelles ils rassemblent avec ingéniosité des conjectures à coup sûr très subtiles et des raisons extrêmement probables. Mais, après de nombreux travaux, ils s'aperçoivent enfin d'une manière tardive qu'ils ont seulement grossi la multitude des doutes, sans avoir acquis aucune science.
René DESCARTES, Règles pour la direction de l'esprit, Règle II, tr. J. Sirven, Vrin, Paris, 1970, p. 6-8.
Extrait 3 :
Et maintenant, comme nous avons dit un peu plus haut qu'entre les disciplines connues par les autres, l'Arithmétique et la Géométrie étaient les seules exemptes de tout défaut de fausseté ou d'incertitude, nous allons plus soigneusement examiner la raison pour laquelle il en est ainsi, en notant qu'une double voie nous conduit à la connaissance des choses, savoir celle de l'expérience ou celle de la déduction. Il faut noter, en outre, que les expériences portant sur les choses sont souvent trompeuses, tandis que la déduction, ou l'opération pure par laquelle on infère une chose d'une autre, peut certes s'omettre quand on ne l'aperçoit pas, mais ne peut jamais être mal faite par l'entendement, même le moins raisonnable. Pour cela, bien plus utiles, me semble-t-il, sont les liens au moyen desquels les Dialecticiens pensent gouverner la raison humaine, quoique, je ne le nie pas, ils soient très appropriés à d'autres usages. En effet, toute erreur possible, je parle des hommes et non des animaux, ne provient jamais d'une mauvaise inférence, mais seulement de ce que l'on part de certaines expériences peu comprises ou que l'on porte des jugements à la légère et sans fondement.
On tire évidemment de ces considérations le motif pour lequel l'Arithmétique et la Géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres disciplines : c'est qu'elles sont les seules à porter sur un objet si pur et si simple qu'elles n'ont à faire absolument aucune supposition que l'expérience puisse rendre douteuse et qu'elles sont tout entières composées de conséquences à déduire rationnellement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes, et elles ont un objet tel que nous l'exigeons, puisque, sauf inadvertance, il semble à peine possible à un être humain de s'y tromper. Toutefois, on ne doit pas pour cela trouver étonnant que beaucoup d'esprits s'appliquent d'eux-mêmes plus volontiers à d'autres arts ou à la Philosophie : cela vient de ce que chacun se permet d'être devin avec plus d'assurance en matière obscure qu'en matière évidente, et il est beaucoup plus facile de faire quelque conjecture sur n'importe quelle question que de parvenir à la vérité elle-même dans une seul question, si facile qu'elle soit.
Et la conclusion de tout ce qui précède n'est pas certes qu'il faut apprendre l'Arithmétique et la Géométrie seules, mais uniquement que, dans la recherche du droit chemin de la vérité, on ne doit s'occuper d'aucun objet sur lequel on ne puisse avoir une certitude aussi grande que celle des démonstrations de l'Arithmétique et de la Géométrie.
Ibidem, p. 8 à 10.
Questions :
1. En quoi la syllogistique, telle que la déploie l'éducation scolastique, peut-elle constituer une propédeutique, c'est-à-dire une formation préparatoire de l'esprit à argumenter et réfléchir ?
2. En quoi, cependant, doit-elle selon Descartes être dépassée ?
3. Pourquoi seule la méthode mathématique constitue-t-elle une formation rigoureuse de l'esprit ?
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